L’été pointait ses premiers jours de pleine chaleur. Seul sous un aulne, ombré par son feuillage, je songeais pensif à ce que j’avais appris des mois précédemment écoulés ? Comme toujours, quelques murmures et quelques on-dit avaient vagabondé depuis les monts et les plaines des Terres Sauvages jusqu’à s’échouer sur le seuil de ma ferme.
Voilà peu, l’Istar Gris avait rendu visite à son homologue Brun. Gandalf se souciait d’une rumeur persistante colportant une récente résurgence du Mal depuis les tréfonds de Dol Guldur. Or Radagast vivait proche de la sombre forêt et chacun savait ses incursions aux abords de la sombre forteresse plus que fréquentes : assurément, le vieux fou apporterait son démenti aux oreilles de Gandalf quant à cette inquiétante sornette. Plus à l’est, une délégation diplomatique, menée par une princesse marchande venue du Dorwinion, vaste région située sur les lointains rivages de la Mer de Rhûn, avait franchi les hautes murailles de la cité de Dale. Très vite, il avait été répété à qui prêtait aux ragots que son bon roi, Bard, s’était immédiatement éprit de la belle demoiselle. Toutefois, de cette cité, j’avais su une histoire bien moins romantique. Son voisin occidental, le Royaume sylvestre, s’empourprait de ses trop fréquentes et intrusives coupes de bois frontalières. Une vive tension régnait depuis lors entre les deux peuples.
Plus près, bien plus près, sur les propres terres de ma communauté, et même encore très récemment, une tout autre rumeur caracolait : celle témoignant d’assauts répétés d’une créature de la Nuit. La bête malfaisante terrorisait les abords des fermes, effrayant les vaches et les moutons par ses hurlements lugubres. J’eus volontiers souri de cet écho lorsqu’il me parvint la première fois, si je n’avais su qu’un fermier avait succombé piétiné par son troupeau affolé. La multiplication des témoignages inquiéta chacun de nous, tant et si bien que beaucoup se refusaient désormais à sortir au crépuscule sans une bonne raison. La peur rôdait, son odeur si prégnante, que Ingomer avisa finalement nos chasseurs de pister sans délai cette bête. La traque fut rapidement lancée sans que j’y participasse pour autant car, ce jour, une tout autre chasse recourrait à ma pleine implication.
Fort honteusement, celle-ci s’avérait bien plus enjouée… Elle se dessinait à l’horizon du mois courant et se destinait à poursuivre le légendaire et iconique cerf blanc. Cet appel était à l’initiative du roi des Elfes. Beleg pérorait inlassablement son enthousiasme depuis. Une joie, si inhabituellement démonstrative chez mon ami albinos, qu’elle me fit immédiatement accepter le caractère extraordinaire de cette séculaire battue royale. Pour dire, la précédente remontait avant même sa naissance. Mieux encore, celle-ci s’offrirait exceptionnellement à tous ceux des Peuples Libres et non aux seuls Elfes. Cependant, en toute honnêteté, je n’appris la fin de cette primauté que lorsque, répondant à son appel à ce sujet et après plusieurs jours de marche vers le sud depuis Bourg-les-Bois, notre fraternité finit par rejoindre Radagast à la lisière de la vaste forêt où, comme à son habitude, une myriade d’animaux bigarrés l’accompagnait. À moitié perdu dans ses pensées, il nous annonça son invitation à cette festivité. Fourbu, j’allai maugréer du déplaisir d’un tel voyage pour une telle broutille avant que ces traits marqués me fissent taire pour écouter plus avant ses dires. Anxieux, ceux-ci me troublèrent lorsqu’il avoua ses inquiétudes : comme je l’avais su, de sombres agitations avaient précipité la récente visite de Gandalf. En conséquence, de nouvelles préoccupations l’interdisaient de répondre favorablement à l’invitation de Thranduil et de se rendre en son palais. Mais il ne voulait nullement offenser le roi et, pour cela, souhaitait que nous l’y représentâmes. Nous accueillîmes flattés et de bon cœur cet honneur et je me félicitai, soulagé, d’avoir sagement retenu ma langue réprobatrice voilà quelques minutes de cela. Actant notre consentement unanime, il sortit un pli cacheté d’une manche de sa robe brune. Nous devions remettre cette missive à une dénommée Ruthiel dès notre arrivée au palais sylvain. Puis, il poursuivit en soulevant deux questions d’importance auxquelles il attendait une réponse de notre part en retour : pourquoi donc organiser maintenant cette battue royale ? L’Ombre s’éveillait-elle aussi au septentrion de la Forêt Noire ?
A-F
Subséquemment, au milieu de l’été, les beaux jours resplendissant, notre fraternité prit la route pour atteindre le Royaume sylvestre avant le commencement des festivités. Elle parcourut la vallée verdoyante de l’Anduin où elle ne croisa que peu d’âmes, à l’exception de quelques voyageurs aux roulottes itinérantes qu’elle prit soin d’éviter du fait de la mauvaise réputation de ces descendants des Hommes de l’Est. Ces premiers jours de marche menèrent inévitablement à l’Auberge de l’Est. Cette joyeuse halte fut synonyme d’une bombance en bonne compagnie, comme toujours en ce lieu si amical. Ce doux bien-être prit fin dès le lendemain lorsque nous quittâmes ce havre pour franchir, plus au nord, l’entrée du Sentier des Elfes marquée par deux immenses chênes aux branches entremêlées. Telle une prière bienveillante, Beleg déclama un court chant elfique de sa voix cristalline devant son seuil. Les vers s’envolèrent et l’obscurité des frondaisons s’éclaircit. Médusé, je vis surgir de nulle part un archer Elfe demeuré invisible jusqu’alors. La sentinelle surveillait la porte. Son armure écailleuse se confondait admirablement avec les couleurs nuancées, vertes et brunes, du sous-bois. Ce dernier s’approcha de Beleg qui, après un salut, lui présenta notre laissez-passer. Le gardien l’examina et agréa son accord avant de disparaître aussi vite qu’il était apparu. Son départ laissa face à nous une étroite sente qui serpentait entre troncs et souches pour se perdre plus avant dans une dense opacité végétale. Nous nous y enfonçâmes. La marche devint vite oppressante et désagréable. Les racines piégeaient nos pas hasardeux, les branches basses meurtrissaient nos têtes d’hématomes, les épineux griffaient nos chairs et la noirceur des lieux affligeait notre vaillance. Ce ne fut qu’en franchissant le Pont-de-Pierres que nos craintes s’évaporèrent et nos cœurs se réchauffèrent. Cette simple passerelle sautait la Rivière Enchantée qui marquait l’entrée du royaume de Thranduil et sa sécurité bienveillante. Immédiatement, l’ambiance contrasta grandement avec l’austérité des bois torturés et rabougris que nous laissions derrière nous. Ici, la nature verdissait et s’épanouissait avec grâce. Au fil de notre avancée, la canopée s’éclaircit et un doux soleil inonda de sa radiance le chemin que nous empruntions. Celui-ci s’élargit et s’orna de fleurs arc-en-ciel jusqu’au palais royal.
Une grande agitation y régnait lorsque nous l’atteignîmes. Banderoles, fanions et oriflammes colorés claquaient sous une brise légère et rafraîchissante. Des flûtes et des harpes accompagnaient de leurs mélopées lyriques des chants féeriques. Au-delà, les deux vantaux monumentaux de la porte du palais resplendissaient par leurs multiples entrelacs formant d’harmonieuses arabesques végétales finement gravés. Grands ouverts, ils s’élevaient fièrement et offraient une mine heureuse à la façade du palais qui s’appuyait sur la pente abrupte d’une vaste colline arborée sous laquelle se cachait le reste de la demeure royale. De nombreux voyageurs, colporteurs et autres badauds allaient et venaient dans un chaos jovial. Les traits surpris de Beleg me prouvèrent le caractère extraordinaire de l’imminent événement festif qui se préparait, ici, dans seulement trois jours. Néanmoins, mon ami se ressaisit et nous fraya rapidement un passage dans ce joyeux méli-mélo mouvant pour parvenir face aux deux gigantesques portes. Ici, il questionna la Garde en faction au sujet de Ruthiel. Mais, l’Elfe recherchée n’était plus ici et avait déjà rejoint la grande clairière où le banquet d’ouverture se tiendrait. Il s’avérait fort simple de s’y rendre puisqu’il suffisait de suivre l’interminable colonne de serviteurs, de marchands, de soldats et des autres quidams qui s’y rendaient depuis le palais. Suivre cette cohorte enchanteresse fut un lent plaisir qui m’emplit de sérénité. Éternellement poussé par son insatiable appétit de connaissances, Vannedil tint hâtivement une conversation avec un Haut Elfe sans que ce dernier ne s’offusquât pour autant de son impolie hardiesse. Tout au contraire, il lui prêta une oreille amusée et attentive qui les entraîna, tous deux, à s’amuser d’un jeu d’adresse à l’arc. En toute franchise, l’Homme du Lac ne fut pas ridicule et, bon grain, ses facéties nous divertirent gaiement jusqu’à notre destination.
Encaissée au fond d’une immense cuvette large de plusieurs lieues, la clairière se tapissait d’innombrables fleurs irisées rivalisant de couleurs éclatantes et dont la vue enchantait les pupilles. Baignée d’un généreux soleil, une suave et enivrante mélopée de bourdonnements et de stridulations tambourinait gentiment les tympans. Dans les cieux azur immaculés, les oiseaux virevoltaient en escadrille. En ce lieu magique, la vie bouillonnait et s’épanouissait follement autour d’un bosquet central composé de plusieurs chênes ancestraux. Reparties tout autour, çà et là, des tentes aux teintes harmonieuses et surmontées de nombreux fanions accueillaient les visiteurs. À l’évidence, les parures de certaines n’étaient pas elfiques et celles-ci étaient montées un peu à l’écart où, sous leurs toiles protectrices, quelques hommes s’abritaient des morsures du soleil. À n’en point douter, à leurs tenues de chasse, ils venaient des cités de Dale et d’Esgaroth. Parmi ces vélums, l’un aux tissus bruns se dressait incontestablement là à l’attention de Radagast. Puisque nous le représentions, l’intendant, que Beleg avait sollicité dès notre arrivée pour obtenir une rapide entrevue avec Ruthiel et que nous suivions sagement depuis lors, nous y dirigea poliment.
Nous profitâmes pleinement de son accueillant confort après tant d’efforts sur la route. De larges coussins finement ornés occupaient un espace de repos sous l’ombrage de la tente. Juste à côté, un accueillant guéridon desservait de succulents fruits dorés et de divines baies juteuses et, sur un plateau précieux, un vin sirupeux décantait dans un carafon cristallin que six verres fins encerclaient. Sur l’instant, nous ne pûmes jouir immédiatement de ces simples plaisirs, car Ruthiel s’annonça d’une toux polie dans notre dos. Sa beauté illumina notre ombrière lorsqu’elle se glissa dessous d’un pas gracieux. Ses longs cheveux auburn entouraient un visage parfait et cascadaient sur les épaulières cuivrées de sa tenue de chasse aux reflets argentés. Le ventre d’un remarquable arc long épousait son dos, qu’elle tenait droit, et cohabitait avec un carquois empli de flèches, toutes à l’empennage olivâtre. La combattante inspirait un respect certain. Elle se présenta comme la gardienne des terres et des chemins de sa seigneurie et nous souhaita la bienvenue. Après une rapide présentation de notre fratrie, Beleg lui remit le pli de Radagast. Elle en fit lecture silencieusement, redressa son chef et, en quelques mots, nous autorisa officiellement à pister le cerf. Puis, avant de s’éclipser, elle nous convia à festoyer ce soir au grand banquet d’ouverture en présence du roi Thranduil. Un très grand honneur nous était fait.
A-F
À l’aube chatoyante, nous étions toujours hébétés par notre veillée et la vision intimidante du souverain Elfe. Le roi s’était présenté dans une sublime et scintillante tenue et coiffé d’une magnifique couronne florale. En sa présence, sa cour s’était enivrée insatiablement de chants et de danses jusqu’au pâle scintillement des étoiles dans les cieux. Malgré mon émerveillement, peu à même des mondanités, et pétrifié par la simple idée de créer un malencontreux impair en si belle compagnie, j’étais resté prostré et en retrait, puis avais pris congé aussitôt que possible. Ce fut donc en bonne forme que je débutais cette matinée de chasse, pour laquelle je préparais méticuleusement mes affaires et ma tenue. Dès que le soleil fut plein sur la sylve, un cor mélodieux sonna le rassemblement et tous les chasseurs s’attroupèrent face au roi qui chevaucha à leur rencontre depuis sa propre tente excentrée des autres. Il montait un superbe alezan dont l’encolure tremblait d’excitation. Sa crinière soigneusement tressée ondula légèrement quand ses sabots trépignèrent d’impatience une fois parvenu devant nous tous. Posté sur son bel étalon avec une aisance royale, du haut de sa selle, Thranduil s’adressa à l’auditoire amassé face à lui et souhaita à chacun une chasse chanceuse. Puis, il clama, haut et fort, qu’un jour prochain, les Elfes Sylvains rendront la grandeur à cette forêt assombrie, celle des temps où elle se nommait « Vert-Bois-le-Grand ». Il fit cabrer son étalon tout en levant haut son bras armé d’un arc magnifique et cria : « Chassons ! ». Un cavalier à ses côtés souffla une nouvelle fois du cor, et le seigneur elfique éperonna sa fougueuse monture pour filer au grand galop. Sa cour cavala derrière lui et tous s’engouffrèrent dans la forêt avec fracas. La chasse était lancée.
Dans la clairière, les rabatteurs et les pisteurs pédestres se subdivisèrent rapidement en plusieurs petits groupes avant de se disperser dans les bois et disparaître tels des fantômes. A peine quelques secondes plus tard, notre fraternité fit de même et partit, fissa, vers le nord-ouest, simplement parce que peu avaient emprunté cette direction. Très vite, la forêt nous submergea et nous nous retrouvâmes isolés des autres concurrents. Rapidement, leurs cris et appels s’étouffèrent au loin avant de totalement disparaître. Le temps s’écoula, monotone et stérile. Après deux bonnes journées de marche, nous tombâmes enfin sur un ru capricieux qui s’écoulait en un lit rocailleux au milieu des racines des arbres. Nous le suivîmes pour faciliter notre progression. Sur l’une de ses courbures boueuses, je remarquai enfin les empreintes profondément enfoncées d’un cervidé de grande taille, un mâle. Manifestement, l’animal s’était abreuvé ici. Etions-nous tout simplement chanceux dans notre chasse ? Nous suivîmes cette piste plusieurs jours, encouragés par de réguliers indices trouvés le long du cours d’eau : là, une touffe de crin blanc accrochée à un buisson d’épineux ; ici, des plantes couchées par la bête ensommeillée ; ou encore, là, tout bonnement, d’autres empreinte, plus ou moins marquées. À l’évidence, nous pistions un beau cerf blanc aux ramures imposantes. Malheureusement, la forêt se densifiait et contraignait notre traque. Inévitablement, nous cédions un précieux terrain sur l’animal, bien plus allant que notre groupe. En conséquence, à chaque nuitée, fort de sa nyctalopie et propice aux sommeils écourtés, Beleg poursuivait sa piste sur quelques lieues, parfois accompagné de Myrha. Agile et leste, elle aussi peu gênée par l’obscurité nocturne, notre jeune amie démontrait souvent ses indéniables compétences d’éclaireuse. Là où l’Elfe albinos restait aveugle d’indices, elle en remarquait d’improbables. De plus, à l’instar de Beleg, elle ne souffrait pas trop de son manque de sommeil, car avant chaque échappée elle ingurgitait une mixture de plantes appropriées aux effluves prononcées que l’Elfe guérisseur lui confectionnait. Ainsi, le duo nous quittait la nuit venue et, dès potron-minet, nous nous empressions de les rattraper avec Vannedil, en suivant leur piste qu’ils constellaient d’évidents indices. Malheureusement, cette tactique s’avéra futile avec un cerf beaucoup trop malin à ce jeu de cache-cache. Pire, il nous entraîna bien trop à l’ouest et nous perçûmes bien vite le pétillant refrain de la Rivière Enchantée qui marquait la frontière occidentale du royaume elfique, au-delà l’insécurité régnait.
Cependant, nous ne rebroussâmes pas chemin pour autant : de surprenants cris couvrirent brusquement le chant enivrant de la rivière. Ni une, ni deux, sans même nous concerter, nous nous précipitâmes les armes au clair, songeant à des chasseurs en difficulté. Dans ma course, pour m’en assurer et tenter d’apercevoir les malheureux, je grimpai sur un large rocher proéminent qui se présenta opportunément devant moi. Je me figeai. À une dizaine de pas, de gigantesques toiles d’araignées envahissaient les arbres de leurs racines jusqu’à leurs cimes en une gigantesque chrysalide blanche… Courir effrontément plus avant et j’eus été pris au piège. Je scrutai promptement le périmètre lorsque, presque imperceptible, j’aperçus un mouvement sur les hauteurs des arbres emmaillotés face à moi. Une immonde créature de l’Ombre se cachait là. Mon sang ne fit qu’un tour. J’empoignai l’empennage d’une flèche dans mon carquois et décochai un trait sur l’immondice. Au bruit spongieux de l’impact, je fis mouche. Mon geste alerta mes amis. D’un bond, Beleg me rejoignit sur mon promontoire, son arc à la main et ses sens aux aguets. Sur ma gauche, Vannedil se mit en garde au moment même où Myrha disparut dans les hauts taillis blottis contre une vieille souche située toute proche de la scène d’action.
La corde vibra. Beleg lâcha son trait sur une deuxième créature qui glissait des arbres pour se poser dangereusement au pied de notre rocher surélevé. J’aperçus alors une troisième congénère se jeter avec une incroyable rapidité sur Vannedil qu’elle réussit à surprendre et mordre avec une cruelle avidité. Ce dernier cria sa douleur. Je ne pus me porter à son secours, contraint par une menace plus immédiate : la gigantesque araignée blessée s’élança sur moi. J’abandonnai mon arc et tirai ma lame. Dans mon dos, Beleg clama des vers elfiques et chacune de ses flèches destructrices s’illumina d’une lueur bleutée. Effrayée, l’hideuse assaillante meurtrie recula. Non loin, Vannedil haletait fortement. Il fléchissait face au monstre menaçant et je l’entendis distinctement implorer l’aide inespérée des Elfes gardiens.
À ce moment précis d’un désespoir consumé, Myrha surgit des fourrés et plongea sous l’immense araignée pour lui transpercer l’abdomen de son épée courte. Je ne pus suivre la suite de mes yeux car je dus me détourner et esquiver une vicieuse attaque de mon assaillante pour ne pas subir sa morsure venimeuse. D’un geste ample, je lui délivrai un violent coup de botte dans son immonde gueule afin de la repousser. Sur la reculade, elle plia et céda enfin le terrain qui m’offrait le coup fatal. Sans attendre une meilleure aubaine, je frappai d’estoc pour enfoncer profondément mon épée dans ses chairs velues. L’horrible bête s’effondra, morte.
— Beleg, aide Vannedil ! criai-je en me tournant sur ma gauche, tout en retirant mon fer des entrailles de l’immondice figée.
Mais l’Elfe était affairé. Il se dépatouillait d’une toile qui entravait ses mouvements. Pour autant, rapidement et avec agilité, sa dague en déchira les fils. Libéré, il sauta auprès d’un Vannedil dangereusement acculé. Deux de ses flèches se figèrent avec un bruit mat dans l’affreuse araignée qui demeura inerte. Je compris ainsi que Myrha avait fait merveille. Telle une guêpe courroucée, elle avait piqué et lardé deux de ces horreurs velues. À présent, toutes trois étaient terrassées et un étrange calme figea l’arène que seuls nos ahanements perturbaient. Une fois mon souffle apaisé, je scrutai de nouveau les lieux et découvris les méfaits de ces immondes arachnides : leurs cocons fraîchement ficelés emprisonnaient leurs pauvres victimes, sûrement des Elfes sentinelles aux ordres de Dame Ruthiel. Malheureusement, certaines n’avaient pas survécu à leur malheur, ce qui me souleva le cœur. Maudites engeances de l’Ombre ! Leur présence si proche du domaine royal des Elfes préjugeait d’une troublante hardiesse dont il nous faudra témoigner auprès de Radagast.
Beleg s’occupa des morts pour leur offrir un digne dernier repos. Vannedil restait prostré, sa proche mort rôdait encore dans ses yeux hagards. Avec Myrha, nous examinâmes les alentours et trouvâmes l’infime indice d’une piste ensanglantée filant plein nord. Un survivant ? Dès l’homélie de Beleg finie, je suivis avec peu d’espoir cette triste trace. Progressant armes au clair avec mes compagnons, je m’appliquais à ne pas la perdre, mais la tâche restait aisée puisque le blessé perdait beaucoup de son sang. J’estimais à moins de deux jours notre retard sur son errance. Il pressait, les blessures de l’infortuné semblaient des plus sérieuses, sans compter un risque certain d’empoisonnement.
Au détour d’un grand fourré, vigilant, Vannedil décocha une flèche avec son arc. Le trait émit un son cotonneux lorsqu’il frappa sa cible : une araignée tout aussi monstrueuse que la précédente. Cette dernière resta immobile sous l’impact, ce qui me soulagea. Je m’approchai tout de même avec prudence de la monstruosité et constatai que son corps velu avait été précédemment criblé de flèches, dont une mortelle en pleine gueule. L’empennage des traits ne laissait planer aucun doute, ceux-ci étaient elfiques. Notre fratrie accéléra son pas.
Décidément, ces horreurs étaient des chasseresses car, en poursuivant la trace ensanglantée, nous en découvrîmes encore d’autres, tout aussi mortes que les précédentes. Chacune avait été abattue de tirs précis et létaux. Ainsi, même diminuée, leur proie usait avec brio de son arc. Cependant, tout proche de sa dernière victime, je relevai d’alarmants indices qui me firent craindre le pire : l’archer s’était reposé un long moment, une halte forcée, assis sur une vieille souche comme l’attestaient les herbes couchées à son pied. Je m’allongeai et posai une oreille attentive sur le sol herbeux. Immédiatement, provenant de quelques dizaines de lieues, j’entendis les bruyantes vibrations de l’évidente cavalcade de la chasse royale. Je me concentrai et me forçai à une attention plus poussée. Elle me fit percevoir un infime murmure, bien plus proche. Un son qui me surprit par son incongruité en ces terres forestières, celui d’un martèlement métallique au fond d’une cavité caverneuse. En me redressant, j’en avertis mes compagnons. Une nouvelle fois, nous hâtâmes notre poursuite de l’infortuné archer.
A-F
A peine quelques lieues plus loin, les sifflements de subites bourrasques annonçaient une fraîche fin d’après-midi. Avec étonnement, la piste nous mena finalement jusqu’à une profonde fosse qui amplifia le râle venteux. Son diamètre excédait largement la toise. Les feuillages et les branchages disposés sur ses bords justifiaient sa fonction de piège. Un peu de sang souillait son immédiate circonférence. Myrha et Vannedil s’allongèrent pour scruter sa profondeur qui ne leur révéla rien de son obscurité. Par bonheur, une rafale capricieuse écarta la frondaison des arbres qui obscurcissait jusqu’à alors le fondement épié, laissant la lumière s’y épancher. Un éclat lumineux miroita au fond du sombre abîme et intrigua immédiatement mes deux compagnons allongés. Leur curiosité fut heureuse, car ils distinguèrent la silhouette d’un arc de belle facture à l’origine de ces reflets d’argent. Malheureusement, notre barda, approprié à une chasse en forêt, n’avait nullement anticipé une dangereuse escalade en montagne : inutile d’escompter trouver l’aide d’une quelconque corde dans nos havresacs pour descendre au fond de ce cul de fosse. Toutefois, au lieu de se maudire comme moi-même de ce si bête manquement, Vannedil dégota le tronc d’un arbre mort enfoui non loin dans quelques broussailles épineuses et héla notre aide de haute voix pour le déplacer et le plonger dans le piège. Myrha s’empressa de descendre cette échelle de fortune. Cinq à six bonnes toises plus bas, elle posa ses pieds sur un sol terreux humide et nous décrivit à la volée l’arc y gisant. Beleg comprit immédiatement la nature de l’artefact et précipita sa descente le long du tronc mort. Une telle impétuosité, si inhabituelle chez l’albinos, surprit grandement notre fraternité. D’ailleurs, son emballement faillit lui coûter une belle foulure lorsqu'il chut maladroitement les derniers empans. Grimaçant et pestant contre sa gaucherie, il saisit d’une main prompte le précieux arc et s’écria avec une grande exaltation :
— Penbregol, l’arc de Dame Ruthiel !
Diantre, l’identité de notre mystérieux blessé se révélait. Mais comment pouvait s’expliquer l’absence de l’Elfe au fond de la fosse ? À bien y regarder, celle-ci dessinait une paroi circulaire si lisse qu’elle interdisait son escalade, même aidée d’une dague ou d’un tout autre outil utile à la grimpe.
— Remontez ! leur criai-je à l’instant même où deux individus incongrus nous interpellèrent dans notre dos.
— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Quelle ne fut pas ma surprise ! Deux Nains étrangement accoutrés demeuraient interrogatifs, les poings serrés sur leurs hanches. Le plus étonnant était le visage parfaitement glabre de l’un d’eux. Me sachant en terres elfiques, l’envie de leur retourner leur question me titilla, mais je me contins, conscient de l’inutilité de cette offense certaine. L’imberbe – qui me sembla le meneur – reprit la parole et se présenta. Il s’annonça comme tel et se dit originaire des Montagnes Grises mais, surtout, il précisa qu’eux deux s’avéraient les secouristes de la dame Elfe blessée, prise au dépourvu dans leur piège. Grâce à leurs bons soins, elle se reposait, convalescente, dans leur cache. Elle resterait néanmoins leur prisonnière car le bougre affichait clairement sur son faciès la grimace d’une évidente contrariété, celle d’une rancœur humiliante qui asséchait son cœur, un grief séculaire contre les Elfes qui avaient rasé sa barbe. Un affront irréparable et, ô jamais, il ne laisserait repousser son attribut pileux avant que son humiliation ne fût lavée. À cela, s’ajoutait aussi l’aigreur d’une interminable errance depuis la perte de leur « chez eux », chassés qu’ils furent des montagnes par les invasions des Orques et des Gobelins. Un tel discours ne pouvait aboutir qu’à une réaction véhémente de Beleg et celle-ci ne se fit point attendre lorsque le glabre acariâtre lui défendit de se porter au chevet de Dame Ruthiel. Il s’empourpra et les échanges s’envenimèrent à la vitesse d’un étalon au galop. Avant que les armes ne chantassent, Vannedil intervint avec diplomatie et calma les ardeurs de tous pour obtenir l’impossible avec diplomatie : visiter la souffrante, même furtivement.
Après quelques tours et détours, deux énormes roches appuyées l’une sur l’autre laissaient transparaître un interstice étroit. Recroquevillé, je m’y glissai à la suite des deux Nains et de Beleg. Vannedil et Myrha m’y suivirent à leur tour. Nous entrâmes dans une petite cavité habilement façonnée qui, elle-même, ouvrait sur une simple dépendance caverneuse. Là, tout contre l’une des parois courbées, Dame Ruthiel reposait à même une paillasse de joncs tressés somme toute des plus rudimentaires. Pansée, sa respiration calme et régulière gonflait et dégonflait lentement son abdomen tel un doux ressac sur une berge ensablée.
Beleg se précipita à son chevet et s’empressa de l’examiner avec une attention soutenue. A peine consciente, elle put néanmoins glisser subrepticement quelques mots à son oreille avant qu’une injonction acariâtre n’éclate, ordonnant de cesser immédiatement l’examen. En quittant obséquieux le repère des deux nains, la voix de la Dame murmura longtemps dans le crâne de notre ami elfe : « Retrouve et avertis notre roi au plus vite. Hâte-toi l’albinos, file ! ».
A-F
De nouveau au grand air dans les sous-bois, j’écoutai une fois encore le murmure de la terre qui me confia la présence d’un grand campement établi à proximité. Nous y fonçâmes jusqu’à percevoir, au bout de plusieurs heures de course, les exclamations de voix et le piaffement des chevaux, signes sonores de l’immédiate proximité du camp. Enfin, notre folle cavalcade s’achevait ! La garde nous laissa approcher lorsqu’elle reconnut l’arc brandi ostentatoirement par Beleg et comprit de facto l’urgence de notre requête auprès du seigneur Thranduil.
Le bivouac se levait : on pliait les tentes et piétinait les feux, chacun vaquait contentieusement à sa fonction. Quelques chevaux attendaient encore leur cavalier en trépignant des sabots, signe d’une impatience manifeste face à toute cette agitation. Le roi, lui, chevauchait déjà son illustre monture. Il nous tournait le dos et s’apprêtait à partir avec sa suite pour reprendre sa chasse effrénée. Le capitaine de sa garde l’avertit aussitôt de notre arrivée. Faisant volte-face, il s’approcha de nous au pas. Les naseaux de son cheval soufflaient de longs panaches blancs. Tremblant quelque peu, nous regardâmes Beleg agir et, l’imitant, chacun mit promptement un genou à terre et baissa respectueusement son chef.
— Relevez-vous ! clama-t-il haut et clair.
Sa voix était impérieuse. Beleg prit la parole et lui expliqua la raison de notre présence : les araignées, leurs cocons, la piste ensanglantée, l’injonction de Dame Ruthiel, notre course jusqu’au camp royal afin de lui délivrer son message. Aux interrogations de son seigneur, l’Elfe albinos répondit scrupuleusement : où donc ? Tout près de la Rivière Enchantée, au sud-ouest ; combien d’araignées ? Une bonne quinzaine ; encore vivante ? Toutes défaites dont quatre de notre fait ; des victimes ? Malheureusement, quelques guetteurs de la confrérie de Dame Ruthiel. Nous reçûmes les compliments du monarque, puis celui-ci demanda à Beleg de lui présenter ses compagnons d’épopée, ce qu’il fit sans tarder. Après quoi, il remercia nommément chacun de nous tous pour notre courage et l’abandon de notre chasse au cerf blanc pour le bien de son royaume ; un juste comportement qu’il jugea digne d’une récompense royale.
Et ce fut ma fierté, tout empourpré d’une infinie timidité face à cet être si majestueux. Ainsi, je reçus de ses mains une arme elfique comme inestimable présent. Après ce don, le souverain conclut que nul ne pourrait reprocher aux Elfes-des-Bois de ne point reconnaître leurs amis et, qu’il serait heureux de nous avoir à sa cour la prochaine saison. Sur cela, il claqua ses rênes et sa monture vira. Il haussa une main et le cor retentit. Sa chasse reprenait.