Les feuilles jaunissaient, brunissaient et chutaient. Elles teintaient de reflets ambrés les terres autour de notre demeure. Ce tapis feuillu faisait la grande joie de ma fille qui, forte de ses fragiles premiers pas, l’éparpillait aux quatre vents. Amusé, je la regardais s’épanouir sous les cieux automnaux. Le froid débutait son emprise sur la basse vallée du fleuve Anduin. Sur l’horizon, un duvet blanc nappait déjà les plus hautes cimes des Monts Brumeux. L’été cédait. Avec lui s’éloignaient les récents chamboulements qui avaient secoué la communauté des Hommes-des-Bois.
Depuis notre retour de la Porte-du-Soleil, la lunaison avait accompli ses incessants cycles réguliers durant lesquels notre fraternité s’était éparpillée aux quatre coins des Terres Sauvages.
Aux estives, elle s’était réunie de nouveau au village de Bourg-les-Bois pour un événement majeur auquel, honorée, elle avait été conviée. Seul Jarl fit défaut à nos heureuses retrouvailles, le jeune coq s’était épris d’amour et son chemin s’éloigna à jamais du nôtre, jamais je ne le revis.
À l’approche du « Grand Rassemblement », l’effervescence s’était emparée du bourg et celui-ci bouillonnait de vie. Nombreux Hommes-des-Bois y convergeaient encore, venus de Fort-Bois, où même du lointain Castel-Pic. Le temps de quelques jours, tous se regroupaient en mon village où convergeaient les routes, avant de rejoindre Rhosgobel, toujours plus au sud, en une grande procession. Ainsi, une énième fois, je cheminai sur la sente poussiéreuse qui s’effaçait sur l’horizon vers le village d’épines. Par bonheur, cette fois-ci, ma marche n’était pas celle d’un farouche rôdeur esseulé. Pour mon plus grand bonheur, elle s’égayait d’être noyée au milieu d’une longue cohorte rieuse qui s’étirait indolemment sous le soleil déclinant d’une fin de journée estivale.
Rhosgobel s’étourdissait, enivrée par le brouhaha ambiant d’une inimaginable cohue d’hommes, de femmes et d’enfants. Innombrables, tous s’amassaient au dehors de l’enceinte épineuse pour entendre la parole des sages de la communauté réunis en séances plénières. Car, ici, en cette occasion solennelle, les requêtes de tous s’écouteraient, les conflits se résoudraient, les avenirs fédérateurs se décideraient.
Lorsque l’après-midi s’éclipsa, la foule s’était densifiée autour de la grande en bois bâtie pour l’occasion. Elle trônait au milieu d’une vaste étendue herbeuse, juste en contrebas du village. En fond, les premières frondaisons de la forêt obstruaient l’horizon de son rideau sombre. Je ne pus m’empêcher de zyeuter cette orée lugubre, craignant d’y voir surgir une menace imminente. Tout à coup, un mouvement de foule me fit quitter ma surveillance pour découvrir la raison de son soudain pic d’agitation. Radagast. Le vieux corps voûté du mage, prisonnier de sa bure brune élimée, se frayait un chemin nonchalamment. Une myriade d’oiseaux virevoltait et piaillait au-dessus de lui. Cerné d’hommes et de femmes, il discourait, écoutait et prodiguait ses conseils. Malgré tout, il se dirigeait tout droit vers la plateforme. Ses traits soucieux trahissaient une contrariété, ce qui rembrunit quelque peu mon humeur guillerette. Derrière le magicien, Béran marchait. Le bonhomme semblait remis physiquement de son empoisonnement. Je savais quand même, de par son cicérone, qu’il souffrait depuis lors de nyctophobie et d’hypomnésie. D’ailleurs, faute de souvenirs à ce sujet, le questionner sur cette sournoise histoire d’épée dérobée le laissait toujours pantois.
A quelques pas du chasseur, je vis Beleg en compagnie des dignitaires Elfes. Rien d’étonnant ! L’événement, ouvert également à tous les autres Peuples Libres, recevait une délégation du Royaume sylvestre. En conséquence, flâner alentour offrait au chaland de découvrir une profusion d’étals de nombreux marchands bigarrés, qu’ils fussent des Nains de la Montagne Solitaire, des Hommes d’Esgaroth-la-Lacustre ou, plus loin encore, de la cité de Dale. Dressées sous des tentes aux toiles claires, les dessertes regorgeaient de mets appétissants, de friandises alléchantes, ou exposaient des objets artisanaux soigneusement confectionnés. Dans ce maelström de vélums, envahi de badauds enjoués et loquaces, notre fraternité s’y était dispersée volontairement avant les débats, afin que chacun de nous ourdît ragots et bribes. Pour ma part, j’entendis à maintes reprises ce sinistre écho : des meutes de loups enragés hurlaient depuis les tréfonds de la forêt. Certains présageaient là, les lugubres complaintes propres à l’éveil du terrible lycanthrope de la Forêt Noire.
Mon errance scrutatrice cessa lorsque la foule ondula à nouveau et m’emporta dans son mouvement. La vague libérait au-devant des élus un large passage révérencieux vers le promontoire central. En première, le buste droit et le pas lourd, s’avançait Ingomer-Brise-Hache, chef de Fort-Bois. Tout chez cet homme aux cheveux blancs hirsutes imposait un immédiat respect. Sa large carrure de taureau n’avait rien à envier à la renommée de sa grande sagesse. Son fils cadet Inglud, âgé d’une vingtaine d’années, allait dans son sillage. Il détonnait immédiatement de son paternel par une corpulence fluette et, surtout par un faciès empreint d’une stupidité frappante. Les quolibets et moqueries fleurirent sur son passage et galopèrent bon train de bouches à oreilles. Je compris en écho qu’Ingomer avait perdu son aîné et seul fils digne de lui, dans la forêt à l’âge de sept ans. Le garçon ne fut jamais retrouvé. Je ne pus réprimer un frisson en songeant au fils de ma tendre Beranhild. Lui aussi s’y était aventuré voilà peu lorsque, fugueur, il avait déserté le foyer familial avec un esprit revanchard.
Etonnamment, derrière ce premier duo, un Nain clopinait d’un pas lourd et, bien que je n’apprisse son nom et ses buts que plus tard, il s’agissait là de Bofri, fils de Bofur, venu d'Erebor, le Mont Solitaire. Depuis une bonne année, il vivait à Fort-Bois où il œuvrait quotidiennement pour convaincre les Hommes-des-Bois de s’engager à ses côtés dans un projet insensé : rétablir la Vieille Route des Nains, une large voie pierrée de jadis qui tranchait fièrement la Forêt Noire en son milieu. La présence singulière de ce personnage me fit élevé un sourcil interrogateur. Puis arrivait Hartfast, le chef de Castel-Pic. Il avoisinait les soixante ans et était aussi fin qu’une vieille branche sèche. Son nez cassé surmontait une bouche sévère et son front fuyant se prolongeait en une tignasse grisâtre tirée en arrière. Il échangea deux bribes avec Fridwald-le-Messager qui cheminait à son côté d’un pas sûr. Contrairement à Hartfast, son crâne rond était dégarni, vierge du moindre cheveu. Je le jugeais petit. Malgré cela, sa démarche féline imposait un respect certain. Fermant la marche, Eberulf progressait avec Cereberug-l’Ancien, un notable de Rhosgobel. Je l’avais rencontré brièvement l’année dernière lors de notre halte forcée en son village. Son visage, aussi glabre que celui d’un jouvenceau impubère, incarnait la politesse et la bienveillance. Son âge mûr dégarnissait le haut de son crâne et affaissait ses épaules. Il souffrait aussi d’une légère claudication, signe d’articulations grippées par l’âpreté d’une vie dure.
Au fur et à mesure de leur progression, la foule combla leurs arrières et, lorsque chacun eut grimpé la petite volée de marches menant à l’estrade, elle engloutit pressamment le vide restant et cessa ses brouhahas dès qu’Ingomer leva un bras pour réclamer l’attention de tous. Quelques exclamations sporadiques fusèrent et disparurent. Un silence comblé d’impatience s’imposa. Le sage baissa son bras et sa voix grave invita quiconque à rejoindre le promontoire pour s’y exprimer librement. Râblé et basané, un premier orateur le rejoignit, se présenta à tous comme un simple marchand de métaux de Castel-Pic et émit son mécontentement quant aux péages imposés par les Beornides sur la route du Vieux Gué. Certes, ces derniers sécurisaient sa traversée, mais pour un prix que le commerçant jugeait trop prohibitif. Il demanda au conseil d’intervenir. Une fois cela dit, un autre tribun prit sa place pour exprimer ses doléances. Celui-ci, je l’avais déjà croisé à Bourg-les-Bois. Il était forgeron et j’avais grandement apprécié son travail rénovateur effectué sur quelques-uns de mes outils de taille rouillés. Il s’émut du manque de fer et d’étain : leur extraction des mines de Castel-Pic ne suffisait pas, d’autant qu’il était inutile d’escompter sur les coûteux minerais des Nains d’Erebor pour pallier ce manquement. Ainsi, au fil des heures, les interminables lamentations des uns et des autres défilèrent et je ne pus retenir quelques bâillements disgracieux. À ma grande surprise, la foule écouta patiemment ces complaintes soporifiques sans renâcler, à peine se permit-elle quelques rares chuchotements d’agrément ou de désapprobation. Toutefois, ce bourdonnement s’intensifia crescendo lorsqu’une belle jeune femme rousse rejoignit l’estrade. Avant même d’entendre sa voix, il émanait d’elle l’indéniable prestance d’une meneuse. De vifs vivats éclatèrent sur ma droite et, intrigué, je tournai prestement la tête dans leur direction. Parmi ceux qui éructaient leur joie, je reconnus immédiatement les deux guetteurs du village de pêcheurs du Lac Noir. Cela me fit songer aux affres survenues lors de notre traversée du Goulet, au terrible et inutile affrontement contre Dagmar et ses guerriers. Les visions folles du charnier ressurgirent et je frémis de honte. Par bonheur, ces noires pensées s’envolèrent, chassées par la voix claire et franche de la jeune femme. Elle dit se nommer Amaléoda et appartenir à ce village de pêcheurs dont elle fit immédiatement l’éloge : les siens avaient fini l’édification de la vaste maison commune, protégé les masures derrière de solides fortifications et même, au prix de gros efforts, asséché et assaini le marais pestilentiel voisin. En conséquence, les pêches devenaient fructueuses. Elle insista enfin sur l’amical soutien de l’une des trois Demoiselles, celle qui nage dans les eaux noires du lac, et qu'elle baptisa « Eau-Sombre ». Cette révélation fit frissonner l’assemblée. Pour nombreux, ces trois ondines n’étaient qu’un mythe. Dès que les chuchotements de surprise s’étiolèrent, elle conclut d’une demande formelle : la reconnaissance de leur village, dit du Tarn-Noir, comme une nouvelle communauté à part entière des Hommes-des-Bois. Aussitôt, des acclamations nourries ponctuèrent sa demande. Elle quitta alors la scène, sans omettre de saluer d’un hochement du menton son immédiat successeur. Lui m’était connu. Même d’aussi loin, je ne pouvais manquer de le reconnaître avec sa chevelure blonde si caractéristique : Ceawyn-le-Généreux. Lui aussi prêcha pour son village, arguant plus ou moins les mêmes raisons que sa devancière. Néanmoins, il compléta ses atouts par l’évidente facilité, pour les siens, de marchander avec les cités d’Esgaroth et de Dale. La Porte-du-Soleil ne partageait-elle pas avec celles-ci le même versant de la forêt ? Alors, oui, les siens s’apparentaient aux Hommes-des-Bois que par leurs lointains aïeux liés à ceux de Rhosgobel. Certes, également, la traversée du Goulet ne faciliterait en rien les échanges avec les communautés occidentales. Cependant, sa propre présence, ici, en compagnie de quelques-uns des siens, n’était-elle pas la preuve manifeste du possible franchissement de la sylve ? Puis, pareillement que sa devancière, Ceawyn finit son propos en demandant l’assimilation de la Porte-du-Soleil au peuple des Hommes-des-Bois. Cette fois-ci, l’absence de joyeux hourras me prouva aussitôt l’évidente circonspection de l’assemblée. En cet instant suspendu, le croassement aigu d’un corbeau se fit entendre. Le noir volatil perça le clair-obscur de l’astre couchant et plana au-dessus de tous, jusqu’à se poser agilement sur l’une des épaules de Radagast. Droit sur ses deux pattes, il épousseta énergiquement ses ailes déployées, puis piaffa subrepticement à l’oreille du mage avant de s’en retourner vers les cieux. Lorsque je perdis sa silhouette dans le lointain horizon, un cor strident retentit et fit bruisser le feuillage des arbres alentour. Le son se tut et chacun vit distinctement surgir treize guerriers de l’orée ténébreuse. Tous portaient un tabar et un bouclier. Armés et casqués de fer, douze d’entre-deux marchaient d’un bon pas en deux colonnes derrière le treizième, bien plus jeune, au visage sombre et funeste. Leur accoutrement martial me remémora immédiatement celui des poursuivants de Béran-le-Chasseur. Sans nul doute, ce chef était le seigneur Morgdred. Ses cheveux courts tiraient sur un brun foncé et sa barbe naissante soulignait le creux de ses joues. Deux yeux intensément bleus affichaient un regard d’acier déterminé. Sa grande taille le distinguait du commun et exaltait un charisme envoûteur.
La cohorte fendit la foule peureuse jusqu’à l’estrade. L’un des suivants portait sur l’épaule un grand sac de jute brun dont Morgdred se saisit lorsqu’il atteignit le bas de la scène. Avec son fardeau, seul, il gravit les quelques marches en deux grandes enjambées et se porta vers Ingomer pour le toiser durement. Après d’interminables secondes, il fit une volte-face et, tout en désignant d’un doigt solide le patriarche resté pétrifié sur son siège derrière lui, il clama :
— Je suis Morgdred. Toutefois, plus jeune, on me nomma Ingold, premier né, et fils perdu d’Ingomer.
Sans laisser son présumé père se ressaisir de son hoquet de stupéfaction, le fier guerrier déversa le contenu de son sac à ses pieds. Une dizaine de têtes d’Orques décapitées roulèrent sur le plancher de bois dans un bruit sourd. Face à ce morbide spectacle, la presse poltronne recula. Fort de son effet, le prétentieux tira alors brutalement son épée du fourreau. Son fer crissa de contentement. Dressant sa lame dévoilée vers les cieux, il clama orgueilleusement :
— Je suis de la Colline-au-Tyran. Enfant, j’ai été enlevé par les séides de l’Ennemi et mis en servitude. Prisonnier des geôles du Nécromancien, j’ai survécu puis lutté. Après sa fuite, j’ai repris au thaumaturge cette colline dont je suis désormais le seigneur et le maître des terres environnantes. De nombreux hommes m’ont hardiment suivi.
» À présent, tous sont sous mes ordres et ils défendent vaillamment le ponant des invasions orques. Au sacrifice de leur vie, ils vous protègent tous à mes côtés.
D’un violent mouvement de balancier, son épée envoya valdinguer au loin l’un des chefs étêtés. Sa lame miroita sous les premiers rayons lunaires et se nimba d’un noir profond. Interdit, j’écarquillai deux yeux ronds et m’étouffai :
— Une lame sombre de Númenor !
La tête tranchée retomba et roula sans bruit sur le sol herbeux du pré. Horrifiée et troublée, la foule s’en écarta vivement.
Le jeune seigneur reprit son arrogant monologue :
— Les ombres s’agitent à nouveau à Dol Guldur et seul notre dévouement les contiendra et vous en protégera. Je demande pour ce sacrifice un siège au conseil, que nos sangs se mélangent en prenant femme parmi vous, que le village du Tarn-Noir nous verse le tribut pour sa protection et, pour les autres, une part de votre commerce d’or avec les Nains de la Montagne Solitaire.
Il se tut et dévisagea longuement les sages dont les faciès interloqués exprimaient autant de surprise que de désarroi. La foule resta tout aussi abasourdie que ces derniers, puis bruissa de son étonnement avant de crier sa totale désapprobation. En retrait, prostré et replié, Ingomer restait muet comme une carpe. Finalement, Fridwald prit l’initiative de lever la séance pour une bonne heure, afin que chacun puisse peser en conscience sa réponse aux différentes requêtes portées à la connaissance de l’assemblée.
L’heure s’écoula dans un constant brouhaha, fruit d’un fort tumulte. Je discutais avec le tout-venant et les sages, partageant opinions et arguments qui, quelques fois, s’entrechoquaient avec véhémence. Je n’appris rien de plus sur l’épée noire de Morgdred, et ce dernier se garda de me dévoiler une once de sa mystérieuse origine lorsque je l’approchai et le questionnai dessus. Dans la foule agitée, je guettais régulièrement le Mage Brun : celui-ci restait irrémédiablement songeur et en retrait, n’intervenant que très peu dans les conversations. Puis, le temps du vote vint. Il s’accomplit calmement et patiemment et, son résultat fut sans compromission : l’assemblée accueillit le village du Tarn-Noir les bras ouverts, également celui de la Porte-du-Soleil, avec bien moins d’ardeur, surtout en raison de son éloignement. Elle rejeta unanimement les exigences de Morgdred. Ce dernier en prit acte. Gardant une contenance feinte, il bomba le torse, maugréa quelques menaces à l’emporte-pièce et, tout en bousculant son père après une brève altercation avec celui-ci, il déserta bravache le rassemblement avec ses hommes et tous s’évanouir dans les sombres sous-bois de la Forêt Noire. Indéniablement, en cette veillée si animée, les Hommes-des-Bois s’étaient créé un nouvel ennemi.