Six années. Six belles années. Toutes pleinement vécues aux côtés des Hommes-des-Bois, ceux-là mêmes de Bourg-les-Bois, une vaste bourgade constituée de masures bigarrées au chaume doré, toutes blotties les unes aux autres sur quelques arpents pentus et verdoyants, juste en contrehaut de deux pontons vermoulus sous lesquels caracolait les flots tumultueux d’une rivière sauvage. Solidement amarrées, quelques coques de noix brinquebalantes luttaient contre les eaux vives qui fuyaient plein sud en épousant, jusqu’à perte de vue, l’infinie lisière occidentale de la Forêt Noire.
En ce bourg, j’avais cessé ma marche depuis l’Eriador. Ici, j’avais trouvé tendresse, camaraderie et même, depuis peu, les prémices d’une solide fraternité, celle initiée avec l’Elfe sylvain Beleg. Son teint opalin s’apparentait aux brumes légères d’un froid matin d’hiver et son nez aquilin, au milieu d’un visage glabre aux traits fins et équilibrés, lui donnait immédiatement un air altier. Albinos, ses longs et fins cheveux blancs s’élançaient en une queue finement tressée derrière ses deux oreilles effilées, marque ostensible de son peuple. Sa carrure fuselée le gratifiait d’une grâce naturelle et, si sa taille n’excédait pas la mienne, on pouvait facilement le qualifier de grand parmi les siens. Leste et agile, il se mouvait comme un chat gracieux, sans brusquerie. Ces deux précédentes années, lors de nos périlleuses équipées à travers les monts et les plaines des Terres Sauvages, nous avions acquis une indéfectible confiance l’un envers l’autre.
Je pouvais en clamer tout autant de celle partagée avec Myrha, une Hobbite juvénile et truculente. Si sa mesure n’excédait pas celle d’une jeune enfant, son courage, à n’en pas douter, excellait celui de nombreux guerriers valeureux. Sa tignasse blonde ébouriffée, coupée courte sur sa nuque, inspirait l’espièglerie et son pétillant regard révélait l’éclat d’une vive intelligence. En sa compagnie, j’appréciais pleinement nos instants complices où tous deux, muets comme deux carpes repus, nous fumions goulûment l’herbe à pipe si délicieusement parfumée de sa lointaine Comté. Allongés dans les hautes herbes chatouilleuses d’un pré d’estive, sous une voûte étoilée de mille brillants, nous nous amusions de nos volutes et apaisions ainsi nos cœurs chagrinés par l’éloignement de nos contrées natales. Chaque jour passé, notre complicité silencieuse s’avérerait toujours plus franche et solide.
Tout le contraire de celle demeurée à jamais balbutiante avec l’impétueux Jarl : un jeune Bardide à peine pubère dont l’entrain était néanmoins contagieux. Je ne garderai d’ailleurs que peu de souvenirs de ce garçon, seule sa débordante hardiesse marqua ma mémoire. En ce monde retors, en regorger revenait plus que souvent à embrasser une vie courte et je me souvins m’évertuer à lui prodiguer toujours plus de retenue dans ses actes. Par bonheur, sa vie aventureuse fut écourtée par un amour transis, de ceux qui embrasait les cœurs, qui poussait inévitablement vers d’autres destinées…
Finalement, me vint aussi une affection pour Vannedil de la cité lacustre d’Esgaroth, un jeune homme à peine plus mature que le précédent jouvenceau, curieux de tout et pourvu d’une verve précieuse. À mes côtés, sa tête atteignait à peine mes épaules. J’étais toutefois un homme grand et on ne pouvait donc pas l’affubler d’être petit. Son menton courbe accueillait les malheureux poils épars d’une barbe bravache. Ses yeux noirs, surlignés de fins sourcils bruns, affichaient une abnégation certaine. Pour autant, il rechignait à l’effort physique et profitait de l’aide d’un tout jeune adolescent, prénommé Finn, pour transporter quotidiennement ses affaires. Une aide princière qui me déplaisait : à mes yeux, chacun se devait d’être capable de se prendre en main.
Immanquablement, j’esquissai une légère risette lorsque je songeais à l’aléa initiateur de nos amitiés. Ce dernier était survenu l’année passée, lors d’une halte inopinée dans une truculente auberge située toute proche du Vieux Gué et tenue par d’aimables « petits-gens ». Là, autour de l’âtre chaleureux de la salle commune de l’établissement, tous les cinq, nous avions été les témoins du grand désarroi des tenanciers restés sans nouvelle d’un proche parent venu les visiter depuis la lointaine Comté. Convaincus tous les cinq de l’incongruité de cette disparition, dans un même élan, nous nous étions précipités à sa recherche. Sa trace rapidement retrouvée, nous le délivrâmes finalement des sales mains des Gobelins qui grouillaient toujours plus nombreux sous les Monts Brumeux. Après cette rocambolesque délivrance, au fil des jours et des mois, nous nous revîmes et apprîmes à nous estimer les uns et les autres. Nos exploits libérateurs s’étaient amplifiés auprès de communautés locales, si bien qu’à la veille du solstice d’été, nous cheminions à nouveau tous ensemble sur les sentes poussiéreuses des Terres Sauvages. Nos pas fringants nous entraînaient vers Bourg-les-Bois, où nous avions été poliment conviés au cérémonial festif de l’accomplissement annuel des jeunes gens du village. Solennel et traditionnel, ce rituel sacrait l’âge de raison de chacun d’eux. Peu d’étrangers participaient à cette réjouissance et, de fait, cette invitation révélait à mes yeux un égard attentionné à notre encontre de la part de ceux de mon village.
Parvenus à destination, ce fut Eberulf, un sage accompli et respecté de ma communauté, qui nous accueillit. Malgré son âge mûr et la barbe grise fournie qui mangeait ses joues, sa grande taille imposait une robuste ossature. Ses deux larges épaules dessinaient une véritable carrure de taureau que ses cheveux cendrés recouvraient en cascade. Son sourire avenant engendrait une immédiate confiance en cet homme. Et, lorsque les festivités débutèrent dès la fin de journée, ce fut bien évidemment sous son égide que les jeunes élus paradèrent en une simple procession. Le cortège quitta l’enceinte protectrice du village en direction d’un grand pré jouxtant l’épaisse orée de la ténébreuse Forêt Noire. Puis, à la veillée naissante, tous assis autour d’un immense brasier aux flammes majestueuses, tous écoutèrent avec attention la litanie d’Eberulf. Puis, lorsque le cérémonial se conclut sous les vivats et les congratulations, ce dernier nous rejoignit tranquillement pour converser en aparté avec nous cinq.
Respectueusement, il nous livra une digne mission de confiance : porter urgemment un pli à ceux de son peuple nouvellement établis sur les terres onduleuses de la Brèche-Est, au-delà du Goulet de la Forêt Noire. Le message répondait ouvertement aux interrogations inquiètes de cette communauté excentrée et nous devions le remettre aux mains de leur chef nommé Ceawyn-le-Généreux. En ces temps de joyeuses insouciances, tous emplis d’une hardiesse enjouée, nous acceptâmes immédiatement cette épreuve aventureuse. Après quelques questions posées sur le voyage à venir, nous nous retirâmes pour la nuit avec la promesse de partir aux aurores. Elles vinrent si vite que je crus le sommeil me fuir cette nuit-là.
Au petit matin, les paupières alourdies, je baillais longuement jusqu’à me décrocher la mâchoire. Sur la place désertée du village, un froid prégnant rosissait mes pommettes. Je frottai énergiquement mes mains pour réchauffer mes doigts engourdis, puis tapotai mes joues pour m’éveiller. Eberulf ne tarderait plus à se montrer. A mes côtés, mes compagnons vérifiaient leur paquetage dont ils ajustaient les bretelles de cuir pour un meilleur confort de route. Le mien était déjà prêt. Il reposait à mes pieds et son rabat enserrait fermement ma couverture soigneusement roulée. Dressé tel un roseau fringuant, j’attendais l’arrivée du sage en soulevant mécaniquement mes talons. Pour tromper mon évidente impatience, je scrutais les langues vaporeuses matinales, encore accrochées aux chaumières qui cerclaient l’agora, dans la veine tentative d’y déceler son imposante silhouette. Attentif, je songeais alors à mon plan de marche, car tous m’avaient désigné comme leur guide, une évidence à leurs yeux du fait de ma nature rôdeuse… Je souhaitais piquer plein sud pour longer la rive ouest de la rivière du bourg jusqu’à atteindre le Lac Noir. Là, je contournerai ses grèves également par le sud pour m’éloigner autant que cela se pouvait des frondaisons de la Forêt Noire, puis bifurquerai plein est pour m’engouffrerai dans son Goulet. La plus courte des traversées sylvestres pour atteindre la Brèche-Est, notre destination.
Au fil des minutes matineuses, l’astre naissant s’épanouit enfin de quelques rayons bravaches lorsque Eberulf apparut. La fraîcheur de l’aube tirait sa révérence et mes chairs s’en ragaillardirent : l’heure des aurevoirs approchée. Toutefois, avant que le sage me rejoignît pour un dernier échange, j’embrassai chaleureusement ma compagne encore à mes côtés et caressai tendrement la petite tête du nourrisson qui, sage comme un agneau de lait, lui tétait gloutonnement un sein nourricier. Blottie et repue, ma fille bailla et, face à ce spectacle bambin, j’eus le sourire béat d’une sotte fierté paternelle. Mon au revoir ne se voulait point être un adieu, j’en fis le serment à Beranhild avant de partir. Oui, la prudence guiderait mes pas. Non loin, Eberulf attendit patiemment la fin de notre étreinte avant de me remettre son pli. Sans plus attendre, je quittai alors Bourg-les-Bois d’un bon pas, la main levée en un salut affectueux, sous les vives couleurs chatoyantes du soleil levant.
A-F
Durant deux jours, nous suivîmes le fil de l’eau de la rivière chahuteuse sans aucune entrave. Jusqu’ici, les rayons lumineux de l’astre estival illuminaient d’une blanche lumière la sente empruntée. Peu à peu, celle-ci léchait toujours plus près la lisière forestière. Pour autant, cette constance azuréenne du ciel dissipait mes craintes et présageait finalement un voyage aisé. Et ces premiers jours de marche ne contredirent en rien cet augure : cheminer sous les premiers ombrages apportait même une appréciable fraîcheur, soulageant les efforts physiques consentis. Les soirs, au couchant, je trouvais sans peine des lieux opportuns à une installation sereine du campement. Ainsi, nos premières nuits à la belle étoile furent plus que reposantes et notre progression alla bon train de jour en jour, si bien que nous atteignîmes rapidement les abords du Lac Noir.
Celui-ci portait bien son nom avec sa surface aqueuse plus sombre que le fond d’une caverne. Notre petite compagnie progressa sur ses rives de galets moussus et, bien vite, nous aperçûmes au-devant se hisser une frêle palissade. Incurvée, elle protégeait de ses hauts rondins verticaux un petit village de pêcheurs. Chacun pesa le pour et le contre pour, oui ou non, s’en approcher jusqu’à trancher par l’affirmative, jugeant préférable d’établir un premier contact amical pour mieux anticiper, ici, notre retour de la Brèche-Est qui ne manquerait pas d’éprouver nos corps et esprits. Nous filâmes vers ce havre.
Du haut de leur muraille, deux sentinelles aux aguets hélèrent un qui-va-là ! dès que nous fûmes à portée de leurs voix. En réponse, sans rien ne quémander ni exiger, nous nous identifiâmes comme de simples voyageurs vers la Brèche-Est. Pour autant, méfiantes par nature en ces terres éculées, les deux vigies gardèrent closes les hautes portes de leur village. Pour seule récompense de notre aimable approche, les deux guetteurs nous indiquèrent brièvement où trouver les premiers empans de la sente franchissant le Goulet. Celle-ci s’initiait à travers bois depuis deux singulières pierres jumelles, telles deux gardiennes dressées en surveillant l’accès. Ils nous mirent prudemment en garde de ne point nous égarer plus au sud, là où la forêt s’imprégnait des maux de l’Ombre. Après un remerciement gestuel, notre petit groupe abandonna derrière lui le rempart jusqu’à trouver les deux roches dressées en lisière.
Aidé des indications fournies, il ne me fallut guère de temps pour les repérer même si, couvertes d’une mousse jaunâtre, elles se confondaient dans la végétation cramoisie par la sécheresse estivale. Les deux veilleuses portaient leur nom à merveille : debout et rectilignes, telles deux monolithes phalliques, elles délivraient derrière elles une imperceptible trace qui pénétrait hasardeusement les sous-bois assombris de l’immense sylve. Sans aucune hésitation, je franchis leur seuil et poursuis sur le chemin défraîchi. Immédiatement, mes compagnons m’emboîtèrent le pas sans mot dire.
Après une bonne heure et quelques enjambées hésitantes, nous débouchâmes dans une petite clairière qui nous délivra son secret : une stèle elfique se terrait sous les racines rabougries et difformes du vieux feuillu qui trônait isolé en son centre. Des inscriptions usées par le temps, presque illisibles, ornaient l’une de ses faces granitiques. Beleg s’accroupit face à elle et frotta sa surface gravée pour la dépouiller de sa mousse parasite. Lentement, il déchiffra les écrits énigmatiques pour tout autre quidam qui n’eût été un Elfe. Cette stèle était une borne, vestige des temps anciens, ceux de jadis, ceux de la splendeur révolue de Vertbois-le-Grand. La sente empruntée était donc une ancienne piste elfique. À l’évidence, la suivre scrupuleusement s’imposait pour traverser le Goulet plus facilement. Toutefois, cette heureuse découverte ne réjouit pas longtemps mon ami albinos, car je perçus immédiatement une inquiétude dans son regard cristallin lorsqu’il se releva. Ses yeux se plissèrent, signe d’un danger imminent, et il observa rapidement les sombres frondaisons de la clairière. Soudainement, perçant le rideau des feuillus, un homme errant et divaguant surgit. Dépenaillé et hirsute, il tituba vers nous. Après quelques pas, chancelant, il se recroquevilla sur son abdomen. De violents spasmes le meurtrirent et il vida sa panse. Son teint devint cadavérique et il se mit à suer de grosses gouttes fiévreuses. Son corps trembla de soubresauts. Beleg et moi nous précipitâmes à sa rencontre pour le saisir sous ses aisselles avant qu’il ne s’écroulât de faiblesse sur lui-même. Doucement, nous l’allongeâmes au sol. Beleg se ramassa à ses côtés et ausculta brièvement le malheureux. Sa langue chargée et sa fièvre virulente lui indiquèrent sans hésitation que le miséreux souffrait d’empoisonnement. Le venin des araignées s’écoulait dans ses veines. Immédiatement, une crainte palpable s’empara de nous tous et nous nous mîmes instinctivement sur le qui-vive. Un silence s’installa, que seuls les râles du moribond troublèrent.
Encore accroupi auprès de l’agonisant, un genou à terre, les mains plongées dans sa besace, l’Elfe pesta dans sa langue. Malheureusement, il ne possédait pas sur lui la plante adéquate, celle propre au remède contre ce poison, et nulle chance d’en trouver une pousse en ces lieux souillés. Allongé et aussi fragile qu’une feuille séchée sous le pied d’un marcheur, l’empoisonné délira alors des propos incompréhensibles qu’il tût lorsque des sursauts douloureux le secouèrent. Une de ses mains tenait fermement un bout de papier que Beleg parvint à lui soutirer précautionneusement après quelques vaines tentatives. Déplié, je vis subrepticement par-dessus l’épaule de l’albinos qu’il indiquait sommairement une position méridionale de deux camps Orques dans la forêt. Finalement, Beleg se redressa, me tendit le papier et resta un instant silencieux avant de m’avouer connaître cet homme. Son nom était Béran, un émissaire reconnu de l’Istar Radagast-le-Brun. Je n’eus pas le temps de m’en étonner car, demeuré vigilant, Jarl nous alerta : une guerrière efflanquée surgissait promptement dans la clairière, perçant le pansu rideau feuillu depuis l’endroit même où l’empoisonné y était précédemment apparu. Un chignon revêche retenait sa chevelure grisonnante au-dessus d’un visage marqué par l’effort soutenu d’une poursuite haletante. Je ne lui donnai pas plus d’une trentaine d’années. Sa poigne serrait fermement le manche d’une longue hache, une arme de guerre qui trahissait son appartenance aux Hommes-des-Bois. Elle s’avança fièrement dans notre direction, le menton haut et le regard convaincu. Derrière elle, sept hommes, forts et trapus, tous munis de la même arme et d’un bouclier rond en bois, se déployèrent en demi-cercle. Un arc et un carquois pendaient au dos de deux d’entre eux. Leurs mines patibulaires ne m’augurèrent rien de bon sur le devenir de cette rencontre impromptue. Sciemment ou inconsciemment, je saisis le pommeau de ma lame lorsque la guerrière interpella vivement notre groupe. Elle dit se nommer Dagmar et servir son seigneur Morgdred, de la Colline-au-Tyran. Elle pourchassait le malade en son nom car son maître l’accusait du vol de son épée. Une curieuse histoire puisque, d’évidence, l’empoisonné ne portait aucune arme sur lui, et encore moins une épée longue qu’il lui aurait été impossible de cacher sous ses fripes... Toutefois, peut-être avait-il abandonné son tribut au détour d’une racine avant de sombrer à nos pieds ? J’en doutais fortement.
Sans fioriture, certainement forte de son surnombre, la guerrière exigea la prise du malade. Face à notre réticence à le lui livrer, les échanges verbaux s’envenimèrent. La tension monta sans éclater pour autant. Les deux camps opposés convinrent finalement d’un accord oral : aussi vite que nous puissions, nous irions jusqu’à Rhosgobel pour sauver cet homme et, en contrepartie, nous nous engagions à retrouver l’épée longue de son seigneur pour la lui rapporter. La femme acquiesça et se retira avec sa clique en rebroussant son chemin. Assurément, nous malmenions notre mission en la retardant de quelques jours pour sauver Béran. Pour autant, à nos yeux, la vie d’un Homme devançait la pressante distribution d’une missive.
Nous entreprîmes donc notre marche vers Rhosgobel, encombré du corps inanimé de l’empoisonné auquel nous avions construit un brancard de fortune à partir de quelques branchages. Beleg apportait une continuelle attention au mourant, exigeant de perpétuelles et contraignantes précautions pour son transport. À travers les méandres racineux de la forêt, les lieues s’égrenaient lentement. Heurts, glissades, trébuchements s’enchaînaient infiniment. Une fatigue suante nous gagna jusqu’à définitivement essouffler notre vigilance à la tombée du jour, ultime défaillance d’une journée harassante que Dagmar et ses hommes mirent à profit. Ils nous assaillirent par surprise avec cri et fracas d’une charge soudaine. Je ne compris jamais le sens de cet assaut qui engagea un rude combat, aussi bref que violent. Chacun de nous lutta avec énergie, puisant dans ses dernières forces. Nous prîmes finalement le dessus lorsque la guerrière expira un dernier souffle, fauchée dans la mêlée d’une touche fatale. Leur cheffe à terre, si quelques-uns de ses hommes fanatisés joutèrent jusqu’à leur trépas, les autres fuirent les hostilités. Jarl, dans sa rage guerrière, eut un mauvais geste que je ne pus contenir, bien malgré moi. Celui-ci acheva l’un des fuyards d’un trait mortel décoché en plein dos. L’Ombre pesait sur chacun de nous : la colère nous aveuglait, elle laissait s’accomplir vilenie et folie sans retenue. Je lui demandai de méditer pleinement sur ce tir malvenu. Jarl contint mon regard et je vis au fond de ses pupilles hautaines les premières meurtrissures de son âme… Le silence assourdit les journées qui suivirent pour s’extirper du Goulet.
A-F
Quel bourg insolite ! Il m’apparut à la nuit venue, sous l’horizon gris et terne d’un ciel chargé d’eau. Les bruyantes bourrasques orageuses balayaient vigoureusement l’infranchissable et renommée haie d’épines qui l’encerclait. Si haute, si démesurée, que l’on disait cette muraille végétale à même de résister aux charges dévastatrices de Trolls courroucés. Pour qui s’en approchait amicalement, son unique sésame se discernait peu à peu au travers l’inextricable fouillis de ronces et de salsepareilles. C’était une porte en bois, toute simple, d’une banalité déconcertante. Une énorme tête biscornue, mi-homme, mi-bouc, sculptée à même son épais linteau, scrutait de ses yeux absents les voyageurs qui venaient y toquer. La signification de cet effrayant faciès baroque m’échappait. Beleg, lui, ne lui prêta aucune attention lorsque, parvenu jusqu’à son seuil, la sculpture le surplombait. L’Elfe s’annonça simplement de quelques mots indistincts, frappa un coup sec et ouvrit. L’ouverture béat et dévoila un large tunnel taillé à travers la dense végétation. Mon compagnon l’emprunta sans hésitation. Soutenant le brancard du moribond de mes bras fourbus, je m’y engouffrai à sa suite, devançant de peu mes autres compagnons. Curieusement, vue depuis l’enceinte protégée du village, la haie contrastait d’une douceur ouatée. A peine déboucha-t-elle de la galerie que notre petite troupe fut immédiatement accueillie. Quelques premières âmes étaient venues à sa rencontre, comme si celles-ci s’impatientaient d’une arrivée attendue de fort longue date. Quelques-unes parmi elles prirent diligemment l’empoisonné sous leurs ailes protectrices et le menèrent fissa auprès de l’Istar. Le souffreteux parti, celles demeurées à nos côtés nous accompagnèrent jusqu’à la salle commune de Rhosgobel où repos et satiété nous y attendaient. Entre-temps, le vieux magicien fit porter à nos oreilles par l’un de nos hôtes son désir de nous rencontrer au plus vite. Ce que nous fîmes dès nos ventres pleins et nos courbatures évaporées.
Comme de tradition chez les Hommes-des-Bois, l’immense foyer communal trônait au centre des habitations. Plus extraordinaire, tout proche de celui-ci, un bosquet de feuillus et de résineux s’épanouissait. Là vivait Radagast lors de ses séjours à Rhosgobel. Quel curieux bois ? Si rétréci, qu’un simple regard pouvait l’embrasser dans son entièreté ; si étendu, que quiconque y pénétrait s’y perdait avant d’atteindre la maison brinquebalante du vieux sage. Pour ma part, ce n’était pas la première fois que je m’y aventurais et, malgré cela, l’émerveillement me saisit encore. J’arquai un large sourire en constatant les visages ébahis de mes comparses qui, eux, le découvraient pour la première fois. Seul Beleg conservait son flegme habituel, impassible tel un chêne face au vent. Cet espace boisé détonnait drastiquement avec l’opacité étouffante de celui de la Forêt Noire que nous venions récemment de quitter. Ici, tout était lumineux. Le vert intense des feuillages resplendissait et la vie animale s’épanouissait : les oiseaux piaillaient joyeusement à tue-tête ; les lièvres gambadaient sans crainte ; les cerfs se pavanaient fièrement devant les biches ; les écureuils grimpaient gaiement aux troncs bondissant de branche en branche. La vie resplendissait ici et nous restâmes hagards devant tant de quiétude et de beauté naturelle.
L’abri du vieux sorcier s’avérait extrêmement rudimentaire. Des planches de bois biscornues, juxtaposées tant bien que mal les unes aux autres, officiaient comme les simples murs sur lesquels s’appuyait un fragile toit de branchages secs. Tordue de rhumatismes, la frêle demeure se nichait contre le tronc noueux d’un immense châtaignier dont les bogues matures tapissaient le sol de leurs piquants. Après quelques foulées sur cette toison hérissée de pointes traîtresses, nous atteignîmes l’unique porte d’accès de la maisonnette et, comme elle était ouverte aux quatre vents, nous la franchîmes après y avoir toqué avec énergie afin d’avertir son occupant de notre intrusion.
Un véritable capharnaüm animait le lieu. Celui-ci se résumait à une seule pièce, sans faste ni luxure, dans laquelle tout n’était que fouillis et désordre inextricable. La table et ses chaises, tout comme les nombreuses étagères accrochées aux murs brinquebalants, croulaient sous des monticules de bric et de broc. Potions et onguents disputaient leur précaire équilibre aux mixtures, parchemins et autres objets étranges. De toute part, de petits rongeurs couraient, humaient et grignotaient le tout-venant. Au plafond, des hirondelles nichaient sous les poutres et, dans un angle engoncé, des abeilles butineuses avaient essaimé. Ne sachant que faire, nous restâmes là, patiemment, au milieu de ce joyeux bazar empli d’étranges fragrances. Puis, Radagast surgit du fond de la pièce par la seule petite porte dérobée que je pus discerner dans ce fatras. Ses cheveux gris ébouriffés et sa barbe broussailleuse grisonnante cerclaient le visage ridé d’un aïeul. Il portait une ample robe brune élimée dont les manches me parurent immédiatement bien trop grandes pour la carrure du patriarche. Il s’avança. Ses mains étaient chargées d’assiettes qu’il disposa sur la table en bousculant sans ménagement les amas de bibelots qui l’encombraient. Des pots se renversèrent, des feuillets voltigèrent et, finalement, le tout joncha le sol. D’un signe amical, il nous invita à partager son repas et, sans attendre, il posa son séant sur une haute pile de livres qui lui fit office de tabouret. Sans autres simagrées, il se mit à becquer son repas et, la bouche pleine, il nous gratifia de quelques remerciements sincères pour le salut de son fidèle Béran – à présent sauf, l’homme recouvrait ses forces d’un sommeil profond – puis s’enquit de notre histoire. Nous lui confiâmes notre mission initiale – le mage en profita pour sermonner gentiment Beleg de s’aventurer en forêt sans les concoctions utiles à un tel voyage – puis nous lui narrâmes nos déboires, sans rien occulter : ni la lutte contre les Hommes de la Colline-au-Tyran, ni la sente perdue des Elfes, ni, bien évidemment, le message manuscrit détenu par Béran que nous lui remîmes. Il le parcourut rapidement des yeux. Des rides soucieuses strièrent son front d’une inquiétude non feinte quant à la présence d’Orques au château du Pont-de-Tourbe, triste avant-poste de la sombre forteresse de Dol Guldur. Son visage exprima une moue troublée et ses doigts grattèrent longuement sa barbe hirsute. Il ne fallait pas être un grand devin pour comprendre que la recrudescence des Orques et la traque de Béran le tourmentaient. Un lien tissait ces deux événements, bien trop concomitants pour croire leur coïncidence fondée. Finalement, ses pensées ruminantes devinrent d’audibles paroles : le seigneur Morgdred, fort de sa reconquête de la Colline-au-Tyran face aux Orques après la fuite du Nécromancien, réclamait désormais un tribut à ceux qui côtoyaient ses terres pour jouir de sa protection. Il s’agissait d’un jeune homme fier et au courroux prompt à éclater. Le mage appréciait peu ses élans colériques et s’en effaroucha ouvertement. Malheureusement, seul ce pauvre Béran aurait pu nous en dire plus, mais son repos actuel interdisait son immédiat témoignage. Sur ce, Radagast se leva de sa pile branlante de livres et s’éclipsa comme il était arrivé. Après quelques minutes de patience, sans signe avant-coureur de son probable retour, nous jugeâmes bon de quitter sa demeure. Le lendemain, nous quittâmes l’hospitalité bienveillante de Rhosgobel.
A-F
Déjà trois jours que je tournais le dos aux deux roches jumelles. Sur cette maudite sente elfique, chaque pas se devait d’être méticuleusement assuré pour éviter de s’embrocher ou de s’écorcher aux végétaux invasifs. La marche était lente et harassante. L’air saturé d’eau se fit étouffant et moite. Très vite, l’eau fut rationnée. Aucun de nous ne souhaitait s’abreuver aux ruisseaux boueux que nous enjambions régulièrement. Heure après heure, lentement, cette forêt de malheur consumait le corps et l’esprit de quiconque s’y confrontait. Au fil de notre marche, les arbres se densifièrent et recouvrirent nos têtes d’une sombre et oppressante canopée griffue. Y replonger après la halte apaisante à Rhosgobel tiraillait durement nos volontés. La mienne ne faisait nulle exception, elle faiblissait vertigineusement et mon humeur s’en ressentait. Je maugréais inlassablement, hésitant continûment sur la direction à suivre. Mes pas s’embourbaient dans une fange malodorante. Et ces insectes… Innombrables et voraces ! Je pestais contre leurs incessants assauts. L’Ombre planait ici et obscurcissait ma clairvoyance. Elle s’immisçait dans mon esprit tel un cauchemar et embrumait mes sens, mettant à mal mon rôle de guide. Je perdis maintes fois la piste avant de retomber sur le lieu de l’embuscade de Dagmar. Abandonnés sans sépulture décente, faute de temps, les corps de nos ennemis avaient été dévorés et déchiquetés. Tout comme mes compagnons, cette horrible vision me souleva le cœur. Chacun se questionna du regard… Devait-on ensevelir ces dépouilles sachant que la terre sous nos pieds s’avérait dure comme le fer ? Nous optâmes plutôt pour les recouvrir de pierres mais, rapidement, la tâche devint si laborieuse et si chronophage que nous l’abandonnâmes. Las et abattus, têtes basses, nous reprîmes notre avancée vers l’est, par-delà les racines et les bois morts, dans un silence assourdissant. Chacun pesait son renoncement.
Le lendemain, au lever du jour, je voulus assurer mon orientation et enquis Jarl de monter aux arbres pour percer la canopée afin qu’il me confirmât la direction vers l’est rougeoyant. Une initiative bien malheureuse car le jeune homme faillit se briser les os en chutant des cimes. Décidément, mes choix s’avéraient peu lucides depuis quelques jours. Cette forêt se jouait de moi. Je repris ma marche l’esprit confus vers ce que j’estimai être le ponant lorsque, à peine moins de deux lieues plus avant, Beleg ressentit une présence maléfique diffuse imprégner les sous-bois. La vérité me sauta aux yeux : sans même m’en rendre compte, une pénombre prégnante enveloppait mes compagnons. Inutile de poursuivre dans cette noirceur ! Contraints au contournement, nous rallongeâmes vers le nord puisque poursuivre au sud était à bannir, comme nous en avions été avertis. Au fur et à mesure de notre lente progression à travers ces méandres boisés drapés de rideaux moussus, nous tombâmes sur les premiers vestiges filandreux d’énormes toiles d’araignée sans, pour autant, croiser l’une de ces vilaines tisseuses.
Trois longues journées de marche dans ce Goulet hostile s’accumulèrent encore avant que l’inextricable forêt cédât enfin sa place aux infinis vallons herbeux de la Brèche-Est. Ce fut ici, à la lisière occidentale de la forêt, sur ces premiers empans verdoyants parcourus, que nous rencontrâmes les premiers gens de la communauté de Ceawyn-le-Généreux, de simples cultivateurs. Au mieux méfiants pour les plus courageux, la verbe de Vannedil se montra précieuse car elle les convainquit immédiatement de nos bonnes intentions et l’un d’eux s’improvisa guide jusqu’au village.
Rhosgobel regroupait harmonieusement plusieurs masures pourvues de solides fondations en pierre. La vie s’y épanouissait entre éclats de voix goguenards et rires joyeux. Au fur et à mesure que nous montions le chemin pentu vers la vaste salle commune centrale, badauds et curieux s’attroupèrent sur nos flancs, formant une farandole pétillante d’entrain. Devant la grande bâtisse, un homme nous accueillit avec emphase en nous souhaitant la bienvenue à la Porte-du-Soleil. Indéniablement, le gai tohu-bohu de notre escorte l’avait averti de notre arrivée. Dans la force de l’âge, ni grand, ni petit, Ceawyn affichait une mine souriante. Il portait les cheveux courts et sa barbe, minutieusement taillée et entretenue, avait la blondeur des blés. Une simple tunique verte le vêtait, sans parure ostentatoire, et cette simplicité, alliée à son franc sourire, lui prodiguait une aura bienveillante. Confiant, je lui remis sans tarder le message d’Eberulf-le-Sage. Avant d’en prendre lecture, bien qu’impatient, il nous remercia grandement d’avoir affronté l’adversité du Goulet pour le lui remettre. Puis, n’y tenant plus, il lit et son sourire jovial s’arqua un peu plus. La missive portait une nouvelle espérée et confirmait le rassemblement de tous les Hommes-des-Bois l’été prochain. Lors de ce grand événement, il demanderait le rattachement officiel des siens. Son père avait fondé la Porte-du-Soleil. Malheureusement, il avait péri très peu de temps après dans un affrontement avec des Orques. Ses gens venaient des Basses-Terres, situées entre la lumineuse forêt de Lórien et la lugubre forteresse de Dol Guldur. D’ailleurs, lorsqu’il sut notre récente rixe avec les séides de Morgdred, son visage livra sa première grimace. Les velléités vénales de cet homme lui étaient malheureusement connues. Ce triste sire avait exigé auprès de son père un important tribut pour de futiles raisons protectrices. De fait, sa menace de représailles belliqueuses pour tout refus fut ce qui fit fuir les siens vers la Brèche. À ses yeux, ce jeune Morgdred était un fourbe et son esprit avait été corrompu par son long enfermement dans les geôles de son propre château au temps de la domination du Nécromancien. Son âme souffrait de sombres tourments.
Notre conversation fut prolixe et elle nous tint jusqu’à la veillée, malgré la fatigue accumulée ces précédents jours d’une marche exténuante. La gaieté de Ceawyn était une sucrerie gourmande qui tenait en éveil. Cependant, quelques inquiétudes émaillaient son allégresse contagieuse, dont une, au nord, effrayait particulièrement son peuple : à la nuit tombée, lors des pleines lunes, les hurlements glaçants d’une bête féroce s’échappaient des frondaisons de la forêt. Certains appréhendaient le réveil du Loup-garou de Mirkwood, monstre légendaire des temps anciens... Je frémis à cette pensée mais, fort heureusement, je songeai que cette rumeur relevait d’élucubrations superstitieuses de paysans effrayés, et ne voulus retenir de cette veillée conviviale que l’amusante remarque de notre hôte affectueux : celui-ci s’étonna ouvertement de la petite taille de Myrha. Ô grand jamais, il n’avait vu de « petites gens » ! Quoique légèrement offusquée par cette amicale observation, l’intéressée rétorqua poliment que, certes, elle n’était pas la plus grande de son peuple mais que certains des siens atteignaient le bon mètre, voire le dépassaient. Tous, nous partîmes dans un grand fou rire, franc et sonore, qui réchauffa grandement nos cœurs moribonds après tant de jours sous l’ombre pesante des arbres courbés et torturés du Goulet. Et pourtant, nous savions que nous devrions y replonger dès l’aube.