« Honteuse est et reste ma lignée. L’Ombre a obscurci le cœur de mes aïeux et la refouler demeure mon impétueuse rédemption. Je suis né Dúnadan et héritier déchu du Rhudaur, royaume perdu, qui naquit naguère de la division parcellaire de celui d’Arnor fondé par le roi Elendil et ses deux fils, Isildur et Anarion. Puis, la dissension du Rhudaur avec ses monarchies voisines, pour la possession de la tour d’Amon-Sûl et de son Palantir, devint sa perte. Au fil des successions, ses monarques cédèrent toujours plus aux incessantes louanges du Roi-Sorcier d’Angmar dont le maléfique royaume était apparu aux frontières septentrionales du Rhudaur après sa création. Peu à peu, le perfide venin du sbire de Sauron empoisonna l’âme envieuse des monarques qui chancela, gangrenée par l’avidité, la jalousie et la cupidité, jusqu’à se soumettre à l’Ennemi et ne devenir plus qu’un piteux pantin de bois articulé entre ses mains manipulatrices. Ainsi, la lignée númenóréenne séculaire de mes ancêtres royaux s’essouffla pour ne subsister que cachée et penaude de son obédience, et ce même après la chute du royaume d’Angmar lors de la grande bataille de Fornost. Par malheur, le Roi-Sorcier n’y mourut point de sa défaite, il s’enfuit avant celle-ci et disparut. Nul ne le revit.
Malgré tout, après tant d’années, inlassablement, je piste sa trace et pourchasse ses séides en Eriador, ma terre ancestrale. Telle est mon expiation, celle commune à ma filiation, celle des derniers descendants Dúnedain. Dans ma chasse, je tais mon nom, use de discrétion et ne suis connu du commun que sous le sobriquet d’Aigre-Feuille. Je l’acquis pour mon goût ardent des plus amères des herbes à pipe que j’exhale ou mâche fiévreusement afin d’apaiser mon triste châtiment. Et, si la mémoire dévoyée de mon noble héritage reste cachée à Imladris, logis du seigneur Elrond et dernière Maison Hospitalière à l'ouest des Monts Brumeux, celui qui erre n’est pas toujours perdu. Telle en assure la broche des Dúnedain, simple petite feuille blanche à l’effigie d’une ramure de l’Arbre Blanc de Númenor, qui orne discrètement le revers de mon sombre manteau et témoigne discrètement de mon affiliation aux Hommes de l’Ouest.
Depuis peu, l’Ombre s’éveille à l’est. Elle s’ébroue au-delà des cimes enneigées des hauts pics des Monts Brumeux et des lointains vallons herbeux du fleuve Anduin. Là-bas, en Rhovanion, tapie sous les sombres frondaisons de la Forêt Noire, elle alourdit insidieusement les cœurs et noircit sournoisement les âmes des derniers Peuples Libres en ces terres farouches. Est-ce donc là, dans ces ténébreux sous-bois, le nouveau repaire du Sire-Sorcier ? S’y cache-t-il avec le dernier maillon de la chaîne d’Angainor ?
Abandonner ma garde en Eriador, ma terre natale, me sera une déchirure, mais je me dois de découvrir quelle menace grandit en ces contrées reculées. Et, si je ne peux anéantir moi-même ce spectre de malheur, puisqu’il ne souffre pas de périr de la main d’un Homme, je combattrai et détruirai ses affidés. Infatigablement. J’irai vers le levant, où sa présence s’annonce… »
A-F
« J’ai franchi les Monts Brumeux par la passe venteuse du Haut-Col, puis emprunté la vieille route cabossée et sinueuse qui s’en éloigne pour atteindre et traverser le Vieux Gué du large fleuve Anduin. J’ai parcouru sa rive orientale vers le sud en longeant la lugubre lisière occidentale de l’immense et impénétrable forêt qui s’étend sans discontinuité jusqu’au lointain village cerclé d’épines de Rhosgobel. Là, dit-on, vit l’Istar Radagast-le-Brun, sage parmi les sages. Parvenu à destination, je lui demanderai une audience et, s’il me l’accorde, je le questionnerai sur l’éveil de cette présence maléfique en Terres Sauvages.
Seul, ce long et périlleux voyage éroda mon endurance. Le froid et la faim devinrent très vite mon dur quotidien. Inéluctablement, jour après jour, les incessantes épreuves imposées par ma marche émoussèrent l’insoucieuse volonté du jeune dúnedan que j’étais alors et chacun de mes pas compta son plein effort. Ce fut fiévreux et affaibli que je vis se découvrir, au creux de remblais herbeux, les premiers toits de chaume d’un hameau des Hommes-des-Bois. Ce jour-là, curieusement, je ne dus ma survie qu’à une ultime bravade. À l’approche des fermes clairsemées, je surpris un petit groupe de fermiers assailli et acculé par une meute enragée de grands loups. Fougueux et irréfléchi, je me lançai dans la mêlée et brisai le cercle des bêtes voraces en assénant un terrible coup au meneur avec ma lame au clair. La fulgurante surprise de mon assaut désorganisa les canidés qui s’enfuirent. Malheureusement pour ma pomme, d’une dernière et terrible morsure à l’épaule, l’alpha me fit voltiger avant de décamper. Propulsé dans les airs, je chus et roulai violemment sur le sol tel le vulgaire cailloux qu’un pied rageur projetterait au loin. Mes incessantes roulades stoppèrent brutalement contre un banc malvenu de hauts rochers sur lequel le heurt de mes os brisés raisonna en écho. La douleur vive de mes fêlures osseuses eut raison de ma conscience.
Ereinté, affamé et blessé, je fus recueilli par cette petite communauté fermière et bûcheronne établie aux proches abords de la Forêt Noire. Elle vivait concentrée sur elle-même dans de basses bâtisses charpentées telles des nefs renversées et toutes barricadées derrière une haute palissade en bois qui les ceinturait. Alentours, isolées, quelques masures éparses cerclées d’un mur pierreux bravaient seules les dangers. Ce fut dans l’une d’elles, celle de Beranhild-la-Rebouteuse, que je repris forces et vigueurs. Ô douce convalescence ! Depuis lors, je n’ai plus quitté son modeste logis. Cinq années désormais que j’y vis heureux en sa compagnie jusqu’à, récemment, y sourire si benoitement devant le spectacle de son ventre arrondi, fruit de ma descendance. Son amour, sa tendresse, sa sérénité et nos silences complices avaient apaisé ma mélancolie. Pourtant, voilà peu, la vie s’était montrée âpre avec ma belle soigneuse, elle l’avait abandonnée, veuve et mère d’un tout jeune garçon né de cette première couche. Pour autant, son caractère enjoué n’en tenait nulle rancune. Non, à présent, elle s’égayait des rondeurs de son ventre et son sourire épanoui chassait mon funeste pessimisme.
La culture de son peuple seyait également à mon mieux-être. Ici, parmi eux, Aigre-Feuille j’étais, et tel leur suffisait. Habiles à se battre dans les profondeurs des bois, qu’ils parcouraient armés d’arcs en if, de lances robustes ou de haches à long manche, ces hommes et ces femmes chassaient les animaux sauvages. J’apportais autant que je pouvais mes humbles talents de pisteur à ces traques. Parfois, au cours de celles-ci, nous combattions contre de rares Orques en maraude ou, pire, de viles araignées monstrueuses. Ces affreuses rencontres me confirmaient, si nécessaire, toute la noirceur qui imprégnait l’immense sylve mitoyenne. Le Mal la pourrissait un peu plus chaque jour. Il distillait son fiel jusqu’au cœur de ses racines enfouies. Cette présence sournoise de l’Ennemi me tourmentait. Je le savais pertinemment, il me faudrait bientôt interrompre mon confortable quotidien pour reprendre ma quête d’honneur et rejoindre Rhosgobel pour y questionner son sage protecteur. Je n’avais que trop tardé. Inutile de se cacher l’évidence : même si le Nécromancien avait été chassé de la forêt quelques années auparavant, cette dernière s’enténébrait toujours plus chaque jour. Était-ce là le signe précurseur du retour du sorcier en sa sombre forteresse Dol Guldur ? Voilà peu, une lame maudite de Morgul n’avait-elle pas été découverte dans les tourbes spongieuses qui cernaient ses contreforts. Était-ce là l’épée abandonnée de l’un des neufs ? »
A-F
« Ce matin, je chevauche en compagnie de Beleg, un Elfe albinos, sujet du Royaume sylvestre et dont je suis l’obligé. Avant que malheur ne fût arrivé, il avait fortuitement retrouvé Béran, le jeune fils de ma compagne, et son ami Arnulf, tous deux égarés dans les bois enténébrés où ils erraient apeurés et éplorés. Les deux enfants fugueurs avaient trompé notre vigilance pour secrètement s’y aventurer et occire des araignées afin de venger leurs défunts pères. Insouciante jeunesse ! Pour remercier l’Elfe secoureur, Beranhild et moi, nous l’avions accueilli quelques jours en notre demeure. Rapidement, un lien d’amitié s’était forgé avec l’être sylvain. Et, lorsqu’il m’avait appris son proche départ vers la Passe des Monts-Brumeux comme escorteur d’une haute dignitaire de son peuple, redevable, je lui avais immédiatement proposé de l’accompagner. Par ailleurs, ce voyage forgerait un peu plus notre estime mutuelle. Fort de celle-ci, à notre retour, puisque l’on prêtait à cet Elfe des liens avec l’Istar Radagast, je lui demanderai de m’introduire auprès de lui, à Rhosgobel. Lorsque j’y songe à présent, cette première chevauchée parcourait insouciamment les premières lieues sinueuses que serait le long chemin mouvementé de ma destinée vers son aboutissement. »